Le rôle du numérique dans la redéfinition des communs urbains

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https://journals.openedition.org/netcom/2598

Un article de Hervé Le Crosnier et Philippe Vidal

Résumé

Après un rappel des éléments clés de la théorie des communs, en soulignant les diversités d'approches du concept en fonction des histoires et des environnements culturels, nous définissons les communs urbains. Nous insistons sur leur apport dans le cadre de la construction d'une ville durable et résiliente, et dans celui de l'urbanisme participatif. Nous montrons ensuite le rôle de l'équipement numérique dans la plateformisation de la ville, en pointant les limites de la ville servicielle telle qu'elle apparaît dans les projets de smart cities et les nouvelles utopies et monades commerciales proposées par les grands acteurs du numérique. Puis nous soulignons l'usage du numérique dans la construction des communs urbains autour de trois axes : l'apport organisationnel pour les acteurs des communs ; la capacité à donner à voir les communs urbains, notamment au travers de la cartographie participative ; et l'enjeu des données ouvertes. Nous terminons sur l'élaboration de partenariats public-communs et le nouveau municipalisme dont la théorie est émergente suite à la prise en compte des communs urbains dans le projet politique de plusieurs grandes villes.

Plan

  • Le cadre général de l’analyse : définir les communs
    • L’approche institutionnelle
    • Diversité culturelle autour des communs
  • Communs urbains et urbanisme participatif
  • Le numérique urbain : sur la « plateformisation » de la ville et ses conséquences sur l’urbanité
    • Les réseaux urbains
    • Plateformisation
    • Une ville servicielle
    • Des villes comme utopies privées
  • Usages du numérique pour construire les communs urbains
    • Le numérique support organisationnel
    • Donner à voir les communs urbains
    • Les données ouvertes
  • Partenariats public-communs et municipalisme

Extrait : Partenariats public-communs et municipalisme

La question des « partenariats publics-communs » va devenir un élément majeur de la recomposition de l’espace urbain. Seront-ils facilités par la dimension numérique, notamment en ce qu’elle laisse une marge d’intervention pour les citoyens en dehors des heures de travail, et donc offre plus de souplesse à la participation ?

Nous vivons dans un monde au confluent de trois sphères : celle des services publics, celle des opérateurs privés et celle des communs. Globalement, cette dernière est pour l’instant plutôt marginalisée, mais cela ne saurait durer, notamment en raison de la multiplication des expériences dont ce numéro de Netcom est un des symptômes. Les opérateurs privés, appuyés sur une compétence spécifique dans la gestion des données et des communications, et sur un discours globalement positiviste concernant le numérique ont réussi à multiplier les partenariats public-privés autour de la ville. Va-t-on voir émerger des partenariats public-communs plus appuyés, allant au-delà de la subvention, ou de l’autorisation d’agir, mais développant une véritable co-construction de la ville ?

On sent bien que la question des communs, au-delà de son irruption dans les discours politiques est également un enjeu de redéfinition de la démocratie. D’une part il s’agit de mettre en place les bases légales qui vont permettre aux citoyens d’exercer leur activité en communs. Valérie Peugeot, en examinant cinq lois récentes montre que des opportunités pour développer des communs y résident si les acteurs de la société civile veulent bien s’en emparer (Peugeot, 2016). Et d’autre part, il s’agit d’intéresser les citoyens à la participation aux communs, de faire en sorte qu’ils y trouvent à la fois des réponses à des problèmes quotidiens (logement, alimentation, transport, éducation, notamment tout au long de la vie...) et un encouragement à l’action collective.

La question des mobilités est un exemple majeur de ce phénomène. La ville durable passe par une modification en profondeur des modes de déplacement. Cela va de la multiplication des vélos en partage à la capacité à réduire l’autosolisme (présence d’une seule personne dans une automobile). Le choix des transports en communs, la localisation des arrêts, la mise en place de services d’auto-partage sont autant d’opérations appuyées sur les données, pour lesquelles la plateformisation soulignée plus haut prend tout son sens : il s’agit de faciliter l’accès aux services de transport d’une part et de construire la confiance pour le partage de l’autre. Pour l’instant, ce sont les opérateurs privés qui construisent ces dispositifs, inventant de nouveaux modes comme les vélos électriques en partage que l’on peut laisser en dehors de bornes spécifiques, rendant plus fluide l’accès et le dépôt des vélos grâce à des plateformes numériques géolocalisées. Intégrer la sphère des communs dans les réflexions sur la mobilité urbaine apparaît comme un moyen de penser collectivement l’avenir de la ville, et permet aux municipalités de ne pas être pressurés par les offres en grande concurrence des opérateurs. Il est intéressant de ce point de vue de voir comment les opérateurs de données et de cartographie sont de plus en plus des opérateurs de la « voiture autonome », qui pourrait changer largement l’image de la ville, notamment en favorisant la distinction entre l’usage et la propriété.

La ville durable ne pourra se développer qu’en fonction du consentement des habitants. Les services privés offrent souvent des alternatives, mais qui restent limitées, s’appuient sur la situation existante sans engager les habitants dans des démarches programmatiques de long terme. Les succès actuels (Waze pour le repérage d’itinéraires, les plateformes de VTC, le partage de trajets comme Blablacar, les vélos en ville...) ne construisent pas l’infrastructure de demain, et peuvent entrer en conflit avec les projets structurants des pouvoirs publics. La mobilisation des habitants pour penser la transition énergétique en ville reste centrale... ou alors nous verseront dans le modèle des monades servicielles présenté par les opérateurs de la data city.

Mais la nécessité de partenariats public-communs va au-delà, car la ville comme l’ensemble des structures institutionnelles connaît une crise de la démocratie. Le désintérêt envers les choix politiques, marqué par la forte abstention électorale ou les discours opposant usagers et pouvoirs politiques, sont devenus très puissants. Pour reconstruire la démocratie du XXIe siècle, il faudra repartir de l’investissement des citoyens dans ce qui fait leur espace de vie. La ville est à ce titre l’endroit charnière : les pouvoirs politiques des villes sont en prise directe avec les besoins des habitants, en première ligne de la réparation sociale et la lutte contre la ségrégation. Or on peut mesurer, par exemple avec les divers exemples cités ici, combien l’expérience directe des communs urbains est un fil rouge permettant de redéfinir les règles démocratiques. Cette association entre les pouvoirs locaux et les initiatives citoyennes se regroupe de plus en plus autour du terme de « municipalisme », issu de l’expérience espagnole, mais s’élargissant au travers des divers réseaux de villes existants (Blanco, Gomà, 2016).

Plusieurs versions du municipalisme, qui met la gestion des villes au centre de l’activité politique, existent depuis plus d’un siècle. La nouvelle période voit les maires de grandes villes se pencher sur la question des communs et imaginer un nouveau municipalisme avec la participation des habitants au travers d’initiatives d’auto-organisation relevant des communs. Plusieurs villes espagnoles, comme Barcelone ou Madrid, mais aussi Valparaiso au Chili, Bologne en Italie... se veulent la pointe avancée d’un retour des communs dans les politiques municipales (Ambrosi, 2017).

Smart cities ou municipalisme forment les deux projets antagoniques de construction d’une ville nouvelle. L’équipement numérique y est considéré respectivement comme moteur du service aux habitants ou de la participation citoyenne. Le numérique est à double tranchant : d’une part il s’agit d’aides pour changer les relations sociales, propulser de nouveaux modes de vie et capacités organisationnelles quand les mouvements sociaux s’en emparent ; mais également de moyens de penser la ville sans la société, sans les habitants, ou plutôt en les réduisant au statut de consommateurs, cochant des étoiles sur des applications qui auraient auparavant décrété leurs désirs par l’analyse de leurs traces.

Au-delà des effets d’annonce, des projets d’un numérique qui résoudrait par déterminisme technologique les problèmes de durabilité et de démocratie que nous connaissons, on voit émerger une prise en charge par les citoyens d’un numérique au service de projets d’auto-organisation et d’autogestion. Les partenariats public-communs et le nouveau municipalisme peuvent être des outils porteurs pour réintégrer la sphère des communs dans les perspectives collectives.

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