Proposition de loi visant à rétablir les droits sociaux des travailleurs numériques

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Réponse aux questions de Mme Nadine Grelet-Certenais, rapporteur

Extraits du texte rédigé par La Coop des Communs sous licence CC BY NC ND 4.0

NOTRE POINT DE VUE SUR LE DÉVELOPPEMENT DE L’ÉCONOMIE DES PLATEFORMES NUMÉRIQUES ET SES CONSÉQUENCES SUR LA PRÉCARITÉ DES TRAVAILLEURS CONCERNÉS ?

Les plateformes numériques ont bouleversé notre façon de nous déplacer, consommer, voyager, échanger, pas seulement de travailler. Les gigantesques acteurs, comme Amazon, Uber ou Airbnb, ont un impact décisif sur presque tous les aspects de notre vie, y compris les plus sensibles : nos opinions personnelles, nos activités quotidiennes, notre fonctionnement démocratique.

On ne peut agir sur les modalités de travail au sein des plateformes sans se confronter à la complexe articulation de cette question avec les questions de la captation et de la répartition de la valeur auxquelles elles procèdent et, particulièrement la façon dont elles tirent profit du commerce des données, source de leur modèle économique.

Toutes ces questions se conditionnent les unes les autres. Par ailleurs, toutes les plateformes ne mobilisent pas de travailleurs, certaines ne font que «favoriser l'échange de biens et services".

C’est la raison pour laquelle la Charte de Plateformes en communs (voir annexe 1) ne porte pas que sur les questions du statut social des travailleurs mais sur un ensemble de principes qui assurent la mise à disposition de la plateforme au service de ses parties prenantes (et non l’inverse)  : gouvernance inclusive, partage de la valeur, éthique des données, productions de communs et coopération avec les autres initiatives.Pour autant, les plateformes, en facilitant et centralisant l’accès à un marché, organisent de nouvelles formes de travail et constituent un facteur de précarisation des travailleurs concernés :

  • le statut utilisé par les travailleurs de plateforme est celui de l’auto-entreprise qui offre une protection sociale limitée par rapport à la situation d’un salarié :
    • régime de base de la sécurité sociale  ;
    • pas de participation l’employeur de l’employeur à une mutuelle santé (contre 50% de prise en charge pour les salariés) ;
    • arrêt de travail  : 1/750e du revenu annuel (contre un minimum de 50% du salaire journalier si salariat) ;
    • pas d’assurance contre les risques de perte d’activité ;opas d’assurance chômage ;
    • pas de congés payés ;opas de convention collective de branche, permettant de nouveaux droits négociés par des partenaires sociaux.
  • l’éclatement en une multitude de fournisseurs individuels ne permet pas de peser dans une négociation, notamment dans la définition de la rémunération du travail. Cette rémunération baisse d’ailleurs régulièrement sans que les travailleurs ne soient associés au processus de décision. Certains travailleurs dénoncent des revenus inférieurs au SMIC horaire.

Par ailleurs, le fait que les plateformes soient des entreprises technologiques induit de nouvelles problématiques qui dépassent le cadre du contrat de travail :

  • le fonctionnement des algorithmes qui définissent les tarifs (par localisation et plagehoraire) et l’attribution des tâches n’est pas public ;•les données produites sur leur travail, synthétisées en une “note”, appartiennent à l’entreprise porteuse de la plateforme. Ce mécanisme de rétention de l’historique des travailleurs est un facteur aggravant leur dépendance à la plateforme ;
  • en centralisant et monopolisant l’accès à un marché, les plateformes ont un pouvoir démesuré sur les travailleurs (un bannissement mène à une perte immédiate des revenus);
  • le système a en outre créé des effets pervers : cas de sous-location de comptes à des travailleurs sans-papiers

Les entreprises de plateformes ont un impact néfaste sur les territoires sur lesquelles elles opèrent :

  • leur modèle économique est basé sur une croissance alimentée par un déficit économique pour l’obtention d’un monopole sur leur marché ;
  • leur collaboration avec les autorités locales et les collectivités territoriales concernées (contournement des réglementations en place) est difficile à obtenir ;•une part non-négligeable de la valeur créée sur le territoire est captée et extraite ;
  • les données d’intérêt général issues des échanges du territoire sont extraites et privatisées ;
  • elles adoptent des stratégies de verticalisation de leurs activités (par exemple, les plateformes de livraisons à vélo créent leurs propres offres alimentaires et concurrencent les restaurateurs du territoire de façon déloyale).

LE MODÈLE COOPÉRATIF PEUT-IL CONSTITUER UNE ALTERNATIVE CRÉDIBLE  ? QUELS SONT LES FREINS A SON DÉVELOPPEMENT ?

Des dizaines de plateformes ou de projets de plateformes coopératives en France proposent des alternatives. Elles ont en commun de proposer une approche originale, avec un ancrage territorial fort, des relations partenariales denses, un respect des utilisateurs, la création de communs et d’externalités positives.

Leur dynamique se différencie par plusieurs principes :

  • une gouvernance inclusive;-un partage équitable de la valeur créée;
  • une éthique de l’utilisation et du traitement des données;
  • une production de communs;
  • une inter-coopération entre les membres de la communauté.

Leurs nouvelles pratiques d’intermédiation directe transforment l'accès aux infrastructures sociales (énergie, transport, services publics de proximité, logement...), aux données, au territoire.

Du point de vue de la relation avec les travailleurs, le modèle coopératif permet de :

  • donner du poids aux travailleurs en leur fournissant un espace de rencontre et d’organisation de nouvelles formes de solidarité ;
  • faire rentrer le travail dans le cadre de salariat existant, porteur de la sécurité qu’amène le contrat de travail et la protection sociale correspondante ;
  • intégreres travailleurs à la gouvernance de la plate-forme en tant que sociétaires. Cela leur permet de participer à la définition de la rémunération du travail, des modalités de développement des algorithmes, des modalités de partage de la valeur avec les autres partie-prenantes, etc. ;
  • permettre aux travailleurs d’être propriétaires non-seulement de la plate-forme, mais surtout des données générées parleur travail.

Du point de vue de l’impact territorial :

Par ailleurs, le statut coopératif et, en particulier, la Société Coopérative d’Intérêt Collectif introduit par la loi du 17 juillet 2001, permet aux collectivités territoriales de devenir sociétaires d’une structure de portage de plateforme. Cette possibilité permetd’assurer l’objectif d’impact territorial d’une telle entreprise, et en particulier :

  • la mise à disposition d’un outil de collaboration au service des besoins avérés du territoire (et non un usage subi après l’implantation d’une plateforme collaborative classique) comme vecteur d’encapacitation ;
  • la propriété des données issues de l’utilisation de la plate-forme pour outiller d’autres politiques publiques ;
  • la maîtrise des externalités négatives de l’utilisation d’une plateforme (surtourisme associé à Airbnb, détérioration des condition de travail liée à Uber et Foodora, etc.);
  • la création d’activité économique stables sur les territoires.

Les secteurs économiques concernés sont la mobilité, l’hébergement touristique temporaire, la logistique du dernier kilomètre, la santé, l’échange de biens et services, etc.

Le projet “Plateformes en Communs” a identifié de nombreux freins au développement des plateformes coopératives en France et en Europe :

  • l’absence de financements adaptés, à l’amorçage puis pour le développement qui ne sont pas compatibles avec les politiques des bailleurs habituels (recherche de rentabilité élevée à court terme de type startup, modèle coopératif mal compris ) ;
  • le manque de territoires d’expérimentation pour éprouver les modèles économiques et faire la preuve de leur viabilité ;
  • l’instabilité des contributions et de la force de travail  : ces projets reposent aujourd’hui pour une part importante sur du travail bénévole ou sur des contributeurs bénéficiant d’allocations chômage (non-pérennes);
  • la réticence de la part des collectivités et les acteurs institutionnels à entrer au sociétariat de SCIC territoriales portant des plateformes numériques (besoin d’acculturation juridique).

Plateformes en Communs” a identifié plusieurs pistes qui pourraient permettre de soutenir le développement des plateformes coopératives :

  • identifier des collectivité territoriales partenaires pour multiplier les expérimentations d’envergure de plateformes coopératives ;
  • favoriser l’entrée au sociétariat de plateformes coopératives par l’État et les collectivités territoriales en levant les craintes juridiques ;
  • permettre l’établissement de clauses de marchés publics favorables aux plateformes coopératives ;
  • flécher l’investissement public (CDC, BPI) plus clairement vers l’ESS et les communs dans le numérique ;
  • créer des fonds dédiés à l’expérimentation/innovation sociale dans le numérique ;
  • financer l’interopérabilité (standards, protocoles) pour faciliter la collaboration entre plateformes et avec les collectivités territoriales ;
  • créer des incubateurs dédiés pour former ces projets aux enjeux économiques notamment dans le numérique.

Il serait par ailleurs illusoire de vouloir promouvoir des plateformes soucieuses d’une juste répartition de la valeur dans un contexte de concurrence déloyale où les acteurs dominants s’affranchissent des règles sociales, fiscales, de respect des données.

Il faut réguler les plateformes dominantes : durcir les critères de requalification en salariat, obliger à la portabilité des données et des profils d’utilisateurs, interdire les pertes financières massives et durables des plateformes car c’est ainsi que les grandes plateformes qui disposent de beaucoup de fonds tentent de se déployer rapidement et d’éliminer leurs concurrents.

En règle générale, le modèle économique des plateformes coopératives n’a que peu de chances de concurrencer les grandes plateformes collaboratives, dans la mesure où il ne repose pas sur l’exploitation des données captées et sur le contournement des règles encadrant le travail.

Il est donc primordial d’à la fois encourager le développement de plateformes coopératives alternatives et de réguler les plateformes collaboratives existantes (encadrement du travail et exploitation des données)

LES SPÉCIFICITÉS DES COOPÉRATIVES D’ACTIVITÉ ET D’EMPLOI (CAE) INTRODUITES PAR LA LOI SUR L’ÉCONOMIE SOCIALE ET SOLIDAIRE DU 31 JUILLET 2014

La question de l’obligation de recourir à des CAE pour les travailleurs des plateformes est à considérer à cette aune. Dans les plateformes membres de Plateformes en communs, les modèleséconomiques varient (abonnements ou cotisations /commissions/dons) ainsi que les formes de travail (salariés, bénévoles, indépendants, contributeurs ponctuels ...travail issus de différentes communautés, à différents endroits de la chaîne de valeur).La CAE est une très bonne réponse à la demande à la fois de flexibilité et de sécurité, qui permet de :

  • choisir son niveau de salaire en fonction de son niveau d'activité et de facturation et de l’ajuster en cas d’évolution;
  • avoir accès aux avantages du salariat (chômage, congés payés, assurance perte d’activité, arrêt de travail, etc.);
  • rompre l’isolement du travailleur indépendant et de l’insérer dans un collectif tout en conservant son autonomie;
  • mutualiser des outils et l’organisation entre salariés;
  • cumuler les allocations de recherche d’emploi (pôle emploi) et la reprise d’une activité économique via le contrat CAPE (la facturation reste en trésorerie dans la CAE en attendant un certains montant fixé en objectif -en attendant, pas de salaire, donc pas de baisse des allocations ARE).

Toutefois, il nous semble important de ne pas restreindre à cette seule alternative le choix des travailleurs  : certains peuvent d’ores et déjà se salarier directement auprès d’une plateforme coopérative.

La question de la CAE est bien présente sur les terrains qu’étudie le programme de recherche TAPAS, sachant que des configurations variées et différenciées se dessinent en termes de modèles de travail, avec certaines plateformes qui envisagent un adossement aux CAE, alors même que d’autres n’y sont ouvertement pas favorables et entendent privilégier le développement du salariat dans la coopérative, etc... Le travail de TAPAS dans les prochains mois va donc être d’identifier finement les différentes configurations qui se dessinent et analyser leurs conditions de développement et leurs implications.

LES OBSTACLES TECHNIQUES ET JURIDIQUES AU CHOIX DU STATUT D’ENTREPRENEUR SALARIE DE CAE PAR LES TRAVAILLEURS OPÉRANT SUR LES PLATEFORMES NUMÉRIQUES

Le principal obstacle est aujourd’hui la réticence des plateformes elles-mêmes vis-à-vis des CAE. Elles n’autorisent pas les travailleurs de plateformes à s’enregistrer en tant que salarié d’une CAE dans leur processus d’inscription. Une liberté de choix devrait être laissée aux travailleurs de plateforme sur leur propre statut.

Le niveau actuel de revenu des travailleurs des plateformes capitalistes ne permetpas à cesderniers de payer des cotisations sociales inhérentes au salariat appliqué dans les CAE. La réalité est surtout là.Par ailleurs, pour entrer en CAE, il faut pouvoir payer 10% du chiffre d’affaires pour la coopérative, ainsi que les cotisations salariales et patronales, ce qui n’est pas forcément compatible avec de faibles revenus associés à une activité à temps partiel, surtout compte tenu de la marge que consentent les plateformescompte tenu des tarifs qu’elles pratiquent.

On ne peut enfin gommer la représentation négative que certains travailleurs ont du salariat, symboliquement chargé de valeurs négatives associées à l’absence de flexibilité, compte tenu du succès de la culture “tous entrepreneurs”.

NOTRE POINT DE VUE SUR LA PROPOSITION D’IMPOSER AUX TRAVAILLEURS OPÉRANT SUR LES PLATEFORMES NUMÉRIQUES LE STATUT D’ENTREPRENEUR SALARIE DE CAE

En synthèse, nous accueillons cette proposition avec prudence. Elle constitue bien une reconnaissance de la nécessité de faire bénéficier aux travailleurs de plateformes du cadre du contrat de travail. En revanche, elle risque de constituer une fragilisation de l’acquis que représente l’Arrêt n°1737 du 28 novembre 2018 de la Cour de Cassation qui reconnaît un lien de subordination entre la plateforme Take it Easy et son livreur, qui peut faire jurisprudence et la décision n° 2019-794 DC du Conseil Constitutionnel du 20 décembre 2019 qui valide la possibilité pour les juges de requalifier les travailleurs des plateformesen salariés s'ils identifient un lien de subordination.

A considérer également que l’obligation d’adhérer à une coopérative, fusse un CAE, est en opposition avec le premier principe coopératif: la liberté d’adhésion à une coopérative. De surcroît, le corollaire de la liberté d’adhérer est la libertéde sortir dans le respect des engagements contractés vis-à-vis de la communauté, par exemple assumer sa part de passif de la coopérative.

Enfin d’un point de vue constitutionnel, uneprudence nous semble nécessaire. En effet il ne peut être porté atteinteà la liberté individuelle que pour un motif d’intérêt général de niveau constitutionnel. C’est pourquoi, nous préconisons a minima d’assurer aux travailleurs de plateforme le choix de passer par une CAE, en empêchant les plateformes de s’y opposer, mais dene pas systématiser ce procédé quinuirait à la réflexion sur la salarisation de l’ensemble des travailleurs par les plateformes.

Par ailleurs, cette réglementation devrait s’accompagner de la reconnaissance des plateformes coopératives comme alternativescrédibles et pérennes aux entreprises de plateformes collaboratives ainsi que de mesures d’accompagnement de leur développement.

Nous souhaiterions que l’élaboration de la proposition de loi sur les droits sociaux des travailleurs numériques permette d'approfondir et d'élargir les questions issues de nos travaux et sommes prêts à collaborer avec les sénateurs intéressés pouraller plus loin pour identifier leurs moyens d'action concrète sur un registre vaste sur :

  • l'identification des autres pistes sur les registres législatif, réglementaire et
  • l'appropriation de ce sujet par les sénateurs (organisation d'un colloque / d'un séminaire de réflexion au Sénat, préparation d’un rapport sur les différents aspects.