Constitutionnaliser les communs

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Source : Constitutionnaliser les communs (sous licence Creative Commons Attribution)


Les communs se développent dans nos sociétés. Largement utilisés dans l’espace public, les termes de « communs » et « biens communs » ont connu des fortunes diverses. Renvoyant essentiellement à un concept ancré autour du partage (le sens commun, le bien commun) ou à des notions matérielles appartenant à tous (les biens communs tels que l’air), ils sont restés longtemps figés dans une conception les plaçant en-dehors du système institutionnel. La révolution libérale et le développement de la propriété privée, en effet, ont fait disparaître, du 18ème au 19ème siècle, les communs institués qui existaient jusqu’alors.

Depuis les travaux menés par Elinor Ostrom, et à la faveur des crises de la société néolibérale au tournant des années 2000, des initiatives variées se mettent en place en divers endroits tandis que des plate-formes émergent à la faveur de soutiens publics locaux. À la faveur des projets en transition, les communs apparaissent comme une réponse à la fois au marché et à l’État, dans lesquels les citoyens s’auto-organisent et assurent des actions en étant en interdépendances. La gouvernance collective qui ressort des communs ouvre de nouvelles potentialités aussi bien dans le social que dans le politique et l’économique.

Cependant, restant souvent confinés à une échelle locale, les communs peinent encore à s’imposer comme alternative à la société duale. Les dynamiques des communs ne parviennent encore que substantiellement à s’aligner, en vue de constituer un réel processus de conflit politique. Or, sans cette démarche, il est à craindre que ces différentes inventions institutionnelles ne restent que des bouts d’utopie au milieu d’une société accentuant les déséquilibres.

Plusieurs voies d’actions sont donc à approfondir en vue de proposer les communs en tant qu’outils transformatifs profonds. Une piste est celle de la coalition des actions locales parvenant à interagir avec les autorités publiques, et à suppléer aussi bien à l’État qu’au privé [1]. Une autre est celle d’une adaptation du cadre légal laissant une place plus grande aux communs. C’est cette piste qui fera l’objet de la présente réflexion.

Communs, biens communs

Avant de développer la réflexion sur une transformation structurelle du système législatif sous l’angle des communs, un retour sur les caractéristiques propres à un commun est nécessaire. Celles-ci peuvent être résumées autour de trois critères :

  • une ressource à gérer (un bien, matériel ou immatériel)
  • un groupe, une communauté qui en organise la gestion et l’usage (une institution)
  • des règles définies par cette institution en vue d’en assurer sa gestion et sa pérennité (une gouvernance)


Les communs remettent en question deux principes de base du droit tel qu’il nous est parvenu depuis le Code civil, à savoir celui de la souveraineté et celui de la propriété.

La logique des communs se couple à une éthique environnementale. La problématique de la gestion des ressources fait découler celle de leurs limites. La redistribution doit donc s’assurer de manière équitable, en intégrant la dynamique environnementale aussi bien pour soi-même que pour les usagers actuels et à venir.

Les communs dans le droit public : l’approche constitutionnelle

Que faire rentrer dans la Constitution ?

La difficulté principale d’un transformation du droit en vue d’y intégrer les institutions en commun repose sur la souplesse et le caractère hétérodoxe de ces modes de gouvernance. À l’inverse d’une structure figée, les communs se distinguent par une adaptation en fonction du contexte sociétal dans lesquels ils naissent et évoluent. L’introduction des communs au sein de la loi fondamentale oppose, de plus, les concepts de « communs » et « biens communs ». C’est ainsi qu’une première démarche de constitutionnalisation doit éviter un écueil : celui de sanctuariser des biens considérés comme « communs ».Le souci de protection des ressources naturelles, comme l’eau, la terre ou l’air est certes une démarche importante en faveur du droit à l’environnement. Plusieurs pays, en Amérique Latine par exemple, ont d’ailleurs inscrit dans leur constitution la nécessité de protéger ces biens communs et de les placer en-dehors des logiques d’appropriation privée.


Mais cette réalisation porte plus sur la protection de biens environnementaux que sur un réel engagement en faveur de biens qui seraient communs. De plus, cette sanctuarisation ne change pas le mode de gouvernance du bien, dont l’État continuerait in fine à disposer à sa guise. L’exemple du parc de Yasuni, en Équateur, est représentatif. Cette sanctuarisation passe à côté du réel débat transformatif qui vise à faire émerger des nouvelles institutions et à entreprendre la métamorphose des démocraties représentatives en démocratie plus ouvertes.

Plutôt que de sanctuariser des biens, l’enjeu constitutionnel est de permettre aux citoyens de s’occuper des espaces publics en lieu et place des institutions publiques. La démarche peut même aller plus loin, en favorisant et privilégiant l’initiative autonome des citoyens dans l’exercice d’activités d’intérêt général [2]. Ce principe est celui de la subsidiarité horizontale.


La subsidiarité horizontale

Le principe de subsidiarité est un principe à la fois ancien et d’origines multiples. L’idée de subsidiarité s’oppose à celle de centralisme : il consiste à attribuer les compétences et les décisions à prendre au niveau le plus proche des intéressés. Il s’agit, en l’espèce, d’avoir une prise de décision assurée par les personnes directement concernées et affectées par le sujet abordé. Pour une réalisation et une mise en pratique s’appliquant au mieux au contexte local, cette prise de décision se doit donc d’être la plus courte possible et se doit de réaliser le consensus. La subsidiarité regroupe deux notions importantes, à savoir l’efficacité et la démocratie.

Cette notion de subsidiarité a été soutenue par divers mouvements au cours de l’histoire. L’Église, à travers des philosophes comme Saint Thomas d’Aquin ou Althusius en a longtemps soutenu les fondements, allant jusqu’à les expliciter dans les encycliques Rerum Novarum en 1891 et Quadragesimo Anno en 1931 [3]. Le mouvement ouvrier en a également fait un principe d’action, via la pensée de Proudhon et les coopératives de production, actives au niveau local.

Plus récemment, le principe de subsidiarité horizontale a été abordé dans plusieurs rapports auprès de nombreuses instances, notamment européennes. En 2003, le rapport Roffiaen affinait cette question de la manière suivante : « Selon le principe de subsidiarité horizontale, les organisations de citoyens et les individus ont le droit d’entreprendre des activités dirigées vers l’intérêt public, sans demander d’autorisation ou de permis aux autorités publiques [4] ». « Cela signifie que les activités des citoyens ne peuvent pas être interdites ou entravées ; au contraire, les institutions doivent créer les conditions favorables au développement et à l’entreprise de ces activités [5] ». La logique ici n’est plus celle d’une subsidiarité verticale, hiérarchique et finalement restant dans la tradition de centralisation. C’est la vertu de la coopération qui est mis en évidence. Cette coopération reconnaît à chaque citoyen le droit de participer lui-même activement et directement à l’exercice d’activités d’intérêt général.

Comment ce principe de subsidiarité horizontale peut-il s’appliquer aux communs ? C’est à travers l’exemple italien que cette mise en application peut se développer.


La transformation du droit : l’exemple italien

En 2001, l’Italie en proie à une poussée fédéraliste et à une volonté de stabiliser le pays, entreprend une révision de sa constitution destinée à accroître l’autonomie des régions. Dans la foulée, d’un accroissement de l’autonomie des entités fédérées et d’une réforme de l’administration, la révision souhaite aussi stimuler la participation des citoyens [6]. C’est ainsi que l’article 118 alinéa 4 stipule que : « L’État, les Régions, les Villes métropolitaines, les Provinces et les Communes encouragent l’initiative autonome des citoyens, agissant individuellement ou en tant que membres d’une association, pour l’exercice de toute activité d’intérêt général, sur la base du principe de subsidiarité. [7] ».

Cet alinéa va ouvrir le champ aux communs via un rapport parlementaire particulièrement important, mené en 2007. À l’instigation du député Stefano Rodotà, une commission parlementaire est mise sur pied afin d’introduire la catégorie de « biens communs » dans le code civil italien. Sur base des travaux de la commission, de nombreux mouvements et collectivités italiennes se saisiront de la notion de biens communs pour demander la refonte des modes de gestions publics et les ouvrir aux citoyens. L’essentiel des mouvements s’organise suivant une réaction aux privatisations, comme à Naples où des citoyens s’engagent contre la privatisation de la société publique de gestion de l’eau.

Cependant, il serait malaisé de considérer que le simple ajout d’un principe de subsidiarité horizontale amènerait le développement bienheureux de communs basés sur une activité d’intérêt général. La Constitution italienne comprend d’autres articles qui tempèrent les dérives possibles d’une initiative autonome s’écartant des principes de solidarité et d’utilité sociale. Ainsi, les articles 41 à 44 font primer ces obligations de fonction sociale de la propriété publique et privée. L’État reste ainsi l’autorité en dernier ressort permettant de vérifier et, le cas échéant, de reprendre le contrôle sur une initiative s’écartant des principes de solidarité auxquels les communs doivent adhérer [8]. Cependant, comme le stipule la Constitution italienne, la propriété doit être rendue « accessible à tous ». Ces notions, complexes, ouvrent la voie à une critique du caractère absolu de la propriété <rf>Stefano Rodotà, « Vers les biens communs. Souveraineté et propriété au xxie siècle », in Tracés. Revue de Sciences humaines, 01 janvier 2017, [En ligne], http://traces.revues.org/6632.</ref>. Cette caractéristique du droit italien fait in fine primer la fonction sociale sur l’intérêt privé.

La Constitution n’est pas tout. L’affirmation des communs doit se réaliser au sein d’autres sources de droit. Elle nécessite ainsi, pour être pleinement autonome, l’insertion dans le code civil de la notion juridique de bien commun ainsi que d’un principe d’une gestion dont le fondement est lié à l’utilité et à la fonction sociale [9]. Ce travail d’inclusion dans le code civil a été également proposé par la commission Rodotà, qui a élaboré une définition plus profonde de ce qu’elle entendait par « biens communs » [10] . Les transformations du Code civil amènent le principe selon lequel l’État ne dispose plus d’un droit de propriété absolu ses biens publics. Via les idées de communauté et de subsidiarité, la propriété publique se voit joindre une fonction sociale qui, de surcroît, ouvre un nouvel espace aux institutions participatives. Même si le carcan reste celui organisant ces innovations institutionnelles à l’intérieur d’un cadre public, ces propositions ouvrent la voie à de nouvelles formes d’appropriations et de gestions des biens collectifs.


Conclusion : quelle politique du commun ?

Le commun contient les germes d’une praxis politique [11]. L’enjeu est celui du dépassement d’une action en commun pour parvenir à l’élaboration de nouveaux droits. Dans le cadre du droit public, cette création passe notamment par l’adaptation des textes fondamentaux. La question de la constitutionalisation est donc bel et bien dans la logique de ce nouveau droit des communs [12]. Cette étape nécessaire permet de faire émerger de nouveaux espaces politiques autour d’une nouvelle culture citoyenne. Dans la multiplicité des institutions en communs à créer, cette place laissée par l’État est importante en ce qu’elle permet de métamorphoser les outils publics en les sortant d’une gestion verticale pour lui préférer une gestion horizontale centrée sur les usagers. Elle permet ainsi à des communautés positives d’émerger suivant les contextes et revendications locales [13]. Elle favorise, en outre, la créativité institutionnelle et démocratique. Elle est, enfin, complémentaire aux autres formes de communs existants et se développant dans un cadre privé.

Le débat sur le commun porte donc aussi sur le rôle de l’État et sur la propriété publique. Le texte constitutionnel, son application et son interprétation sont des outils contribuant à l’essor des communs. Ces éléments permettent de consacrer le commun comme réalité de droit, sur un pied d’égalité entre gestion privée et gestion publique. Cette inclusion dans un texte aussi fondamental que la Constitution abouti à sortir de la binarité entre droit privé exclusif et propriété entièrement publique. Outre l’enjeu national, la question de la promotion des biens communs via une subsidiarité horizontale doit également être portée au niveau européen. Cette transformation de la gestion et de l’usage des biens publics ainsi que de l’innovation institutionnelle et politique qui en ressort, représentent une voie à explorer dans la refonte de projet transnational.

Une telle entreprise ne peut réussir qu’en créant des liens entre démocratie représentative et acteurs des communs. Les communs ne peuvent se développer ni s’imposer sans une coalition des diverses expériences de terrain. Dans l’autre sens, le partenariat avec l’État est indispensable pour doter ce régime d’une protection juridique suffisamment forte que pour assurer leur pérennité. Ces deux mondes doivent se rencontrer afin d’établir la confiance nécessaire à ce processus transformatif. À l’image de la Constituante des biens communs menée en Italie, entre 2013 et 2014, des assemblées itinérantes pourraient être mises sur pied afin de récolter les diverses expériences et doléances venant du terrain.

Un important travail reste donc à faire. La pédagogie y jouera un rôle certain. La rencontre des projets existants et la mise sur pied d’une coalition des communs en sont un des éléments. Vouloir changer un système fermé et qui a démontré de sa résilience est un travail ardu. Les alliances avec les acteurs de bonne volonté, ouverts à cette transformation, n’en apparaissent dès lors que plus indispensables.

  1. Samuel Cogolati, Jonathan Piron, Vers des partenariats publics-communs, Etopia, Namur, juin 2017, [en ligne], http://www.etopia.be/spip.php?article3209.
  2. Nicoletta Perlo, « Le principe de subsidiarité horizontale : un renouvellement de la relation entre l’Administration et les citoyens, étude comparé franco-italienne », in Revue Internationale de Droit Comparé, 2014/4, Paris, Société de législation comparée, 2014, p. 983-1000.
  3. « L’objet naturel de toute intervention en matière sociale est d’aider les membres du corps social, et non pas de les détruire ni de les absorber. Que l’autorité publique abandonne donc aux groupements de rang inférieur le soin des affaires de moindre importance où se disperserait à l’excès son effort ; elle pourra dès lors assurer plus librement, plus puissamment, plus efficacement les fonctions qui n’appartiennent qu’à elle, parce qu’elle seule peut les remplir ; diriger, surveiller, stimuler, contenir, selon que le comportent les circonstances ou l’exige la nécessité. » (Encycl. Quadragesimo anno du 15 mai 1931, http://www.doctrine-sociale-catholique.fr/117-quadragesimo-anno).
  4. Charlotte Roffiaen, Repenser le principe de subsidiarité, Bruxelles, Active Citizenship Network, mars 2003 p. 2.
  5. Idid., p. 3
  6. Jean Fougerouse, « La révision constitutionnelle du 18 octobre 2001 : l’évolution incertaine de l’Italie vers le fédéralisme », in Revue Internationale de Droit Comparé, 2003/4, Paris, Société de législation comparée, 2003, p. 936.
  7. Article 118, Constitution de la République italienne, Rome, Senato della Repubblica, p. 35.
  8. Ibid., articles 41 à 44.
  9. Alberto Lucarelli, Jacqueline Morand-Deville, « Biens communs et fonction sociale de la propriété. Le rôle des collectivités locales », in Revue du MAUSS permanente, 23 avril 2014, [en ligne], http://www.journaldumauss.net/./?Biens-communs-et-fonction-sociale-1118.
  10. « b) Distinction des biens en trois catégories : bien communs, biens publics, bien privés. c) Prévision de la catégorie des biens communs, ou mieux encore des choses qui expriment une utilité fonctionnelle à l’exercice des droits fondamentaux ainsi qu’au libre développement de la personne. Les biens communs doivent être protégés par le système, y compris dans l’intérêt des générations futures. Les titulaires des biens communs peuvent être des personnes juridiques publiques ou privées. Dans tous les cas, on doit leur garantir leur fonction collective, dans les limites et suivant les modalités fixées par la loi. Quand les titulaires sont des personnes juridiques publiques, les biens communs sont gérés par des sujets publics et sont placés en dehors de la sphère commerciale ; la concession est consentie seulement suivant les cas prévus par la loi et pour une durée limitée, sans possibilité de prorogation. Les biens communs sont, entre autres : les fleuves, les torrents et leurs sources ; les lacs et les autres eaux ; l’air ; les parcs tels qu’ils sont définis par la loi, les forêts et les zones boisées ; les zones montagneuses de haute altitude ; les glaciers et les neiges pérennes ; les plages et les parties de la côté déclarées réserve environnementale ; la faune sauvage et la flore protégée ; les biens archéologiques, culturels, environnementaux et les autres zones paysagères protégées. La discipline des biens communs doit être coordonnée avec celle des usages civiques. À la tutelle juridictionnelle des droits liés à la sauvegarde et à l’usage des biens communs a accès quiconque. Exception faite des cas de légitimation pour la défense des autres droits et intérêts, à l’exercice de l’action de dommages portés au bien commun est légitimé de manière exclusive l’Etat. À l’Etat incombe également l’action de reverser les profits. Les présupposés et les modalités d’exercice des actions susdites seront définis par le décret délégué ».
  11. Pierre Dardot, Christian Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, La découverte, 2014 p. 440.
  12. Pierre Sauvêtre, « Quelle politique du commun ? », in SociologieS, 19 octobre 2016, [en ligne], http://sociologies.revues.org/5674.
  13. Judith Rochfeld, « Quels modèles juridiques pour accueillir les communs en droit français ? », in Le retour des communs. La crise de l’idéologie propriétaire, Benjamin Coriat (dir.), Paris, Les liens qui libèrent, 2015, p. 95.