Déverrouiller la propriété au profit d’une relation d’habitation terrestre

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Source : Séminaire de l’Institut Momentum du 12 octobre 2019, par Agnès Sinaï

https://www.institutmomentum.org/gouvernement-des-bioregions-de-lhospitalite-au-temps-des-catastrophes/

La propriété de la terre a été instaurée par la Révolution Française, les bourgeois ont revendiqué la propriété comme le droit de jouir de ses fruits de manière absolue. Le Code Napoléon de 1804 fonde tout le droit de la propriété. Ce nouveau régime met fin au régime français de la propriété simultanée, organisée autour de la saisine. Dans sa fresque communale siennoise, Ambrogio Lorenzetti peint les champs, ils appartiennent à une seigneurie mais pendant plusieurs siècles, ces champs sont ouverts aux usages de la communauté. Il y a un droit d’usage, de multi-usage des champs. Cette situation a évolué au XVIème siècle avec la montée de l’État moderne, de l’individualisme, puis au XVII ème siècle avec les enclosures.

Le droit ouvre pourtant des brèches, par l’existence de régimes fonciers pluriels (concession, allocation, bail révocable, jardin partagé, …), avec le droit de jouir des terres sans être propriétaire, souligne la philosophe Joelle Zask. Aujourd’hui, la terre est verrouillée par les grands propriétaires agricoles. L’Anthropocène agricole est le moment d’un saut d’échelle, d’abord par la colonisation détruisant les droits coutumiers puis, dans la continuité, par les phénomènes de land grabbing.

Si au commencement l’Etat a pour fonction de garantir les propriétés individuelles, l’Etat est aussi une entité communautaire qui acquiert des droits territoriaux par le consentement de ses membres. Il a donc le pouvoir d’organiser collectivement le territoire. La force commune incarnée par l’Etat peut donc être utilisée pour distribuer des parcelles, il peut planifier l’égalité agraire. Le conseil municipal de Savannah (Géorgie) s’y employa dès 1734 divisant la terre en parcelles de taille égale dont chacun, quelle que soit sa nationalité initiale, sa fortune, sa confession, reçut un lot. Le tout en tenant compte des Indiens, évoque Joelle Zask.

Quant à Thomas Jefferson (1743-1826, 3ème président des Etats-Unis de 1801 à 1809), il considère que la base sociale de la démocratie est constituée par les paysans indépendants. Il voit dans l’agriculture la source « des vertus et des caractéristiques humaines les plus en accord avec l’autogouvernement démocratique » : pas de citoyenneté sans sécurité alimentaire, pas de liberté sans moyens matériels. La seconde mesure dont il souhaite l’adoption immédiate est un projet de distribution de terre de taille égale qu’il considère comme un revenu minimum d’insertion sociale.

Sarah Vanuxem remonte à d’autres sources du droit et découvre que le droit romain distingue la propriété de la terre (chose fixe, corvéable à merci) de l’usage qui en est fait. La propriété est le fait d’avoir une place sur une terre sous la forme d’un rapport d’habitation (le pouvoir d’habiter avant de dominer) : la propriété comme relation d’habitation. Pour en revenir aux biorégions, c’est ce rapport d’habitation dans des milieux et des paysages vivants qui sollicite un nouvel appareil juridique.

Un des modes de déverrouillage possible serait de revisiter la propriété à l’aune de la faculté de prendre soin des milieux à travers des mouvements de type Reclaim. On retrouve cette énergie refondatrice sous la plume des écoféministes. Reconquérir le droit de la terre par les brèches du droit : le Code Civil énonce en son article 544 que le droit de jouir des choses est possible à condition de ne pas en faire un usage prohibé par les lois ou les règlements. Le propriétaire n’a pas tous les pouvoirs.

L’idée est de faire émerger une nouvelle figure du droit, celle de l’habitant sans titre de propriété, soumis à des règles d’habitation des choses, elles-mêmes vues comme milieux, où l’habitant occupe une place relative et non absolue. Cette relation au milieu est magnifiquement décrite par Hatakeyama Shigeatsu. Cet ostréiculteur de la baie de Kesennuma au nord du Japon lance un mouvement de reboisement des forêts alentour afin d’enrayer la marée rouge liée aux pollutions, et afin de reboiser le territoire après le tsunami de 2011 qui a causé la mort de 25 000 personnes dans cette région du Nord Est et dévasté la faune marine. En réparant ce territoire blessé, il cherche à sauver un mode de vie et une baie où sa famille a vécu depuis des générations. Ainsi naît le mouvement de reboisement « La forêt amante de la mer » – Mori wa Umi no Koibito. Ce mouvement populaire et citoyen donnera naissance à une ONG internationale qui établira un nouveau rapport des habitants à la baie de Kesennuma, et lui redonnera vie.

Ce rapport d’habitation, en lieu et place du rapport de propriété, permet de renouer avec un système de multi-usage de la terre afin de rompre avec l’individualisme possessif et bourgeois qui a évacué l’habitation, mais aussi pour s’affranchir de la gouvernance par les nombres.

Le droit est ce qui peut inaugurer un nouveau régime, un nouveau commencement, où le pouvoir foncier ne serait plus soumis à la propriété pure mais à la propriété relativisée par l’impératif de réparation terrestre. Ce qui compte c’est la durabilité de la terre, son hospitalité et non sa propriété à jamais. Un écheveau de relation qu’il faut traduire par un nouveau droit de la terre. C’est le cœur de la démarche biorégionale : une démarche de réhabitation.