Le concept d'Etat Nation n'a plus de fécondité

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Un article d'Olivier Frérot initialement publié sur le blog Solidarités Émergentes reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur.

C’est dans la foulée de la naissance de l’Etat moderne que l’idée de puissance publique est née en France. Cette vision nouvelle de l’Etat va s’installer au XVIIème siècle, à l’issue des Guerres de Religion, et à la faveur d’un pouvoir absolu. Cet Etat omnipotent va assurer, pour un temps, la paix civile dans le royaume, en séparant le temporel rationalisable du spirituel, et en annihilant ainsi le pouvoir médiateur de l’Eglise, qui avait failli à stopper le déchaînement des violences religieuses. L’historien Ernst Kantorowicz observe un changement très significatif au cours du XVIème siècle du rite funéraire du roi de France. A côté du rituel habituel de l’Eglise concernant le cercueil du corps mort du roi, apparaît un autre rituel, celui de l’Etat, célébrant à travers l’effigie du roi la Dignité immortelle et royale exposée sur le cercueil. Le triomphe de la Mort et le triomphe sur la Mort étaient montrés côte à côte. L’Etat va alors s’affirmer comme une extériorité libératrice par rapport à l’Eglise, en devenant progressivement un Etat de droit. Le nouveau rite signifie sa continuité illimitée et sa puissance supérieure à la mort, au-delà de la personne vivante du roi.

En Angleterre, pour sortir de la guerre civile et instaurer la paix malgré les dissidences religieuses, Thomas Hobbes va théoriser dans son célèbre Léviathan cet avènement de l’Etat moderne. Il montre l’apparition de l’espace public séparant la sphère publique que va structurer l’Etat et la sphère privée naissante.

L’Etat va alors bénéficier du renfort précieux de la science moderne qui, via la technique qu’elle va complètement renouveler, entre dans le champ politique. Les créations des Académies royales des sciences, en 1660 en Angleterre et en 1668 en France, concrétisent cette alliance essentielle entre l’Etat et la toute nouvelle techno-science. Cette convergence va assurer la fécondité formidable de la Modernité occidentale.

C’est le Traité de Westphalie de 1648 qui, mettant fin aux Guerres de Religions en Europe, confirme la légitimité des Etats, appuyés sur le principe de nationalité, contre les empires, en marginalisant le pouvoir des religions. Le concept d’Etat-Nation moderne, mis en œuvre d’abord en France, en Angleterre et en Espagne, a donc dès sa naissance complètement partie liée avec la Modernité techno-scientifique qui prend son élan au XVIIème siècle. Il va se répandre dans le reste de l’Europe au XIXème siècle et dans le monde au XXème. Le concept d’Etat-nation est intrinsèque à la civilisation occidentale moderne techno-scientifique, autant pour son origine que pour sa fin, ce qui nous concerne au plus haut point aujourd’hui, vu l’épuisement de la vitalité de cette civilisation.

Par ailleurs, c’est quasiment au moment de l’envol de la Modernité occidentale – ce n’est pas un hasard-, aux XVème et XVIème siècles que l’action délibérée de l’Etat impose le système mercantile au protectionnisme acharné des villes et des principautés, explique l’historien de l’économie Karl Polanyi. Ainsi advient en Europe occidentale le marché intérieur national réglementé, jusqu’alors marginal dans les échanges économiques. Mais Karl Polanyi poursuit : une organisation fondée sur l’intérêt personnel est complètement non naturelle, ce qui est à comprendre dans le sens strictement empirique d’exceptionnelle. Il faut saisir ici que les concepts de marché fondé sur l’intérêt personnel et d’Etat-nation qui apparaît alors ne sont ni naturels ni universels. Ces concepts sont donc mortels au sens où il viendra un temps où ils ne seront plus opératoires ni explicatifs. Or, ce temps est sans doute venu.

Avec recul et pertinence, le philosophe Emmanuel Levinas prévient : dans la vision de Hobbes où l’Etat sort, non pas de la limitation de la charité, mais de la limitation de la violence (l’homme est un loup pour l’homme), on ne peut pas fixer de limites à l’Etat. Et un Etat, qui naît de l’interdiction de la dé-liaison du lien social qu’ont représentée les Guerres de Religion, peut, dans sa souveraineté même, re-postuler cette dé-liaison. C’est bien ce qui se passe quand aujourd’hui se mélangent les sphères publique et privée, l’Etat devenant alors infidèle aux raisons de son apparition au XVIIème siècle. Du fait de cette perversion de sa raison d’être, on comprend suivant l’analyse d’Emmanuel Levinas, que l’Etat puisse dériver vers un Etat autoritaire, fauteur de guerre civile, et de façon d’autant plus dangereuse qu’il est consolidé par la puissance de la techno-science qui lui est intimement liée.

C’est pourquoi il nous revenir sur la délimitation de l’Etat, contester sa toute-puissance, et ré-éclaircir la distinction entre le public et le privé, le général et le particulier, la cité et la maison. Une piste féconde est de nous diriger vers la notion de commun(s), révolution du XXIème siècle (Pierre Dardot et Christian Laval). On doit en effet, après la Modernité, considérer que chaque personne, chaque collectif, a à dire quelque chose du bien commun, qui n’est plus du côté de la parole surplombante des institutions publiques et des corps d’experts. Et si la hiérarchie précédemment établie qui mettait l’Etat en porte-parole unique du bien commun ne tient plus, ce n’est pas inversement à des entités privées et claniques de l’accaparer sans limites ! Sinon, suivant Simone Weil, il faut effectuer une dissociation entre la patrie et l’Etat. Et quand on sent qu’on ne peut plus obéir (à l’Etat), on désobéit.

De fait, nous ne croyons plus désormais en la figure d’un Etat forcément bienfaisant, investi totalement par la puissance de la raison, de la technique et de la science. Cet Etat, devenu pendant la Modernité occidentale Etat-nation, dont l’action fut d’homogénéiser et d’uniformiser, a épuisé ses ressources symboliques et le dynamisme de ses valeurs fondatrices. Il s’était placé au-dessus de la multitude des êtres et des choses en désignant le Bien commun et l’Intérêt général, depuis une position extérieure à la société commune, par la bouche des experts, des corps d’ingénieurs, d’administrateurs ou de juristes. Le problème, avec les experts, c’est qu’ils ne savent pas ce qu’ils ne savent pas (Nassim Nicholas Taleb).

Le temps des avant-gardes dirigeant la société, inauguré dans la première moitié du XIXème siècle par les saint-simoniens héritiers des Lumières, est maintenant derrière nous. Nous ne voulons plus obéir à ce mythe, quand bien même ce mythe se soit montré fécond et efficace. Et Karl Jaspers nous le dit : lorsque le mythe est passé, aucun effort de la volonté ne le régénèrera. C’est-à-dire que nous ne pouvons pas ressusciter le temps béni où le mythe fonctionnait. Cornelius Castoriadis le confirme : le problème qui est devant nous est celui du dépassement de la signification imaginaire de l’Etat-Nation vers une autre forme d’identification collective – et les difficultés que ce dépassement rencontre.

Ces difficultés nous apparaissent chaque jour davantage, et dans tous les Etats-nations de la planète. Nous devons apprendre à faire le deuil de l’organisation en Etats-nations le plus vite possible, et imaginer de nouvelles façons de faire humanité et civilisation, de construire de nouvelles formes de l’Etat que nous n’avons encore jamais vues. Ce qui se passe en Catalogne, au Kurdistan, en Ecosse, et en de nombreux endroits dans le monde, sont les prémisses qui appellent une nouvelle civilisation en émergence fondée sur le respect des différences et la coopération à toutes les échelles. Ce sont des occasions magnifiques de trouver de nouvelles alliances qui ne reposent plus sur la verticalité de l’Etat-nation.

Mais, saurons-nous avec lucidité et enthousiasme bâtir cette nouvelle civilisation mondiale pour qui, à tous les échelons, l’altérité sera le nouveau nom de la fraternité ?