Manifeste pour une véritable économie collaborative
Michel Bauwens et Vasilis Kostakis
Éditions Charles Léopold Mayer, 2017
Partage de fichiers, distribution de musique, installation de logiciels, la technologie du peer-to-peer (P2P) permet différents types de coopération via un échange direct de données entre ordinateurs, sans passer par des serveurs centralisés. Mais ce genre d’utilisation a au fond une portée limitée, et si l’on adopte un point de vue plus large, le P2P peut être considéré comme un nouveau modèle de relations humaines.
Dans cet ouvrage, Michel Bauwens et Vasilis Kostakis décrivent et expliquent l’émergence d’une dynamique du P2P fondée sur la protection et le développement des communs, et la replacent dans le cadre de l’évolution des différents modes de production. Cette nouvelle modalité de création et de distribution de la valeur, qui favorise les relations horizontales, crée les conditions pour une transition vers une nouvelle économie, respectueuse de la nature et des personnes, une véritable économie collaborative.
Voir l'interview de Michel Bauwens : https://www.youtube.com/watch?v=SsmhzW8SsAA
Introduction
Michel Bauwens et Vasilis Kostakis:
"VERS UNE SOCIÉTÉ CENTRÉE SUR LES BIENS COMMUNS ?
Si nous parvenons à passer de communautés pairs à pairs (P2P) « micro-économiques » à une nouvelle modalité dominante « macro-économique » de création et de distribution de valeurs, c’est alors que s’enclenchera la transition vers une économie et une société centrées sur les communs. Ce serait la révolution de notre époque : une rupture fondamentale dans les règles et les normes qui décident ce qu’est la valeur et comment elle est produite et répartie dans la société. En un mot : le passage à un nouveau régime de valeur post-capitaliste.
Nous envisageons le P2P à la fois comme une relation sociale et une modalité d’échange, comme une infrastructure socio-technologique et comme un mode de production, et tous ses aspects, combinés, contribuent à la création d’un nouveau modèle post-capitaliste qui représente une nouvelle phase dans l’évolution de l’organisation des sociétés humaines. Nous aborderons donc aussi le problème des transitions économiques et politiques : comment envisageons-nous la transition vers une nouvelle forme d’organisation sociale?
Les dynamiques P2P créent d’ores et déjà sous une forme séminale les institutions (à une échelle micro et intermédiaire) qui préfigurent un nouveau modèle sociétal. En un mot, le P2P peut nous mener à un nouveau modèle sociétal où :
– la société civile devient productive par la participation des citoyens à la création collaborative de valeur à travers les communs. On observerait un passage graduel d’une société où les communs sont marginaux à une société où les institutions des communs forment le cœur de l’organisation sociale et économique ;
– le marché devient « éthique » grâce à l’émergence de pratiques économiques génératives, et non plus extractives. Nous verrions l’émergence de modèles économiques coopératifs et solidaires pour l’allocation des ressources financières et physiques ;
– l’«État partenaire» crée les conditions générales nécessaires à une économie et à une société contributives, il les facilite. Ce serait le passage d’une forme d’État au service des élites et de leurs pratiques d’exploitation de la valeur à une nouvelle forme totalement participative qui crée les conditions d’une liberté personnelle et sociale maximale.
Dans cette communauté pluraliste de citoyens, des formes multiples de création et de distribution de valeurs vont coexister, privilégiant probablement cet attracteur général que sont les communs. L’objectif de cette réflexion n’est pas de promouvoir un «totalitarisme » des communs. Elle est de faire des communs une institution centrale qui « guide » toutes les autres formes sociales vers le maximum de biens collectifs et d’autonomie." (https://solidaritesemergentes.wordpress.com/2019/04/05/vers-une-societe-centree-sur-les-biens-communs/)
Source: Extrait du livre « Manifeste pour une véritable économie collaborative », éditions Charles Léopold Mayer, 2017, pp 30-32
Extraits
Vers la diffusion généralisée de la production collaborative
Nous ne prétendons pas que les nouvelles formes de production collaborative reposant sur des mécanismes pair-à-pair (P2P) soit entièrement dépourvues de relations hiérarchiques. En revanche, elles ne supposent généralement pas de chaîne de commandement hiérarchique pour ce qui concerne le processus de production lui-même. La production par les pairs a créé la possibilité d’organiser des projets globaux complexes grâce à une coordination mutuelle massive. La coordination mutuelle est à la production par les pairs basée sur les communs ce que le prix de marché est au capitalisme et ce que la planification est à la production d’Etat.
Pour ces raisons, l’émergence et le passage à une échelle globale de ces dynamiques P2P sont le signe d’une transition potentielle dans la manière dont l’humanité distribue ses ressources : une transition depuis un système de marché–Etat reposant sur des prises de décision hiérarchique (dans les entreprises et au sein de l’État) et des prix (entre les entreprises et vis-à-vis des consommateurs) vers un système reposant sur des mécanismes de coordination mutuelle. Cela ne signifie pas que le marché et l’État vont disparaître, mais que leur configuration et leurs modalités, ainsi que l’équilibre entre celles-ci, vont changer.
Rien de cela n’implique que la transition P2P nous mène à un avenir utopique, ni qu’elle soit facile. Si l’on se fie à l’histoire des transitions précédentes, cette transition sera probablement désordonnée. Il est également probable que, même si le pair à pair apporte effectivement une solution à certains des problèmes de notre société, il en créera aussi de nouveaux. Il n’en demeure pas moins que c’est un changement social digne d’être poursuivi et que, même si le P2P ne devient pas la forme dominante, il influencera profondément l’avenir de l’humanité.
Pour résumer l’articulation entre aspects relationnels et technologiques du P2P : la dynamique relationnelle pair à pair, renforcée par certaines formes spécifiques de capacités technologiques, peut devenir la modalité dominante de distribution des ressources nécessaires à l’auto-reproduction humaine, en lieu et place du capitalisme de marché. Ce qui requiert une expansion plus forte de cette modalité en ce qui concerne non seulement les « biens immatériels », mais aussi les biens physiques matériels.
Quels sont les liens du « pair à pair » avec les communs ?
Fondamentalement, les systèmes informatiques « pair à pair » (P2P) se caractérisent par des connexions engagées d’un commun accord entre « pairs », grâce auxquelles les ordinateurs du réseau peuvent interagir. C’est dans ce contexte que les chercheurs ont commencé à caractériser le partage de fichiers audio ou vidéo comme un partage de « pair à pair », et qu’une partie au moins de l’infrastructure sous-jacente d’Internet a été qualifiée de P2P (par exemple, son infrastructure de transmission de données).
Supposons que, derrière ces ordinateurs, il y a des utilisateurs humains. Par un saut conceptuel, il est possible d’affirmer que ces utilisateurs ont désormais une «affordance» ou potentialité technologique (outil) qui leur permet d’interagir et d’échanger entre eux plus facilement et à l’échelle globale. Pour nous, le P2P est une dynamique relationnelle à travers laquelle des pairs peuvent collaborer librement entre eux et créer de la valeur sous la forme de ressources partagées.
L’interdépendance entre cette dynamique relationnelle et l’infrastructure technologique sous-jacente est la source de la confusion linguistique entre le P2P comme infrastructure technologique et le P2P comme dynamique relationnelle humaine. Il convient toutefois de souligner qu’une infrastructure technologique n’a pas besoin de fonctionner intégralement en P2P pour rendre possibles des relations humaines de P2P. Il suffit de comparer, par exemple, Facebook et Bitcoin avec Wikipédia ou les projets de logiciels libres et open source. Tous reposent sur des dynamiques P2P, mais de manière différente, et avec des orientations diverses.
Le P2P est donc un mode de relation qui permet aux êtres humains, organisés en réseau, de collaborer, de produire et d’échanger de la valeur. Cette collaboration se fait souvent sans autorisation, au sens où on n’a pas besoin de la permission d’un autre pour contribuer. Le système P2P est généralement ouvert à tous les contributeurs et à toutes les contributions. La qualité et l’intégration des contributions sont habituellement déterminés a posteriori par un ensemble de mainteneurs, d’éditeurs, etc.
Le P2P peut aussi être une manière de distribuer des ressources qui n’impliquent pas de réciprocité spécifique entre individus, mais seulement entre chaque individu et la ressource collective. Par exemple, on ne sera autorisé à développer un logiciel à partir de codes distribués sous la licence publique générale GNU que si le produit final est rendu disponible à travers une licence du même type.
Dans le domaine du savoir et de l’information, peuvent être copiés et partagés pour un coût marginal extrêmement bas, les réseaux P2P d’ordinateurs interconnectés utilisés par des individus qui souhaitent collaborer entre eux, fournissent des fonctionnalités partagées vitales pour construire des « communs ». Cependant, le pair à pair ne se réfère pas seulement à la sphère numérique et ne se limite pas au domaine de la haute technologie. Le P2P et la participation à des communs peuvent globalement être considérés comme synonymes, au sens où ces deux termes décrivent la capacité de contribuer à la création et à l’entretien d’une ressource partagée.
Il existe de multiples définitions des « communs » ou « biens communs ». Faisons nôtre celle de David Bollier, qui caractérise les communs comme des ressources partagées, co-gouvernées par leurs communautés d’utilisateurs selon les règles et les normes de ces communautés. Les ressources en accès libre, qui ne sont pas gouvernés du tout, ne sont pas la même chose que les communs. La sphère des communs peut aussi bien inclure des biens et des ressources rivaux (vous et moi ne pouvons pas en profiter tous les deux en même temps) que non rivaux (que l’utilisation n’épuise pas). Ces biens et ressources peuvent aussi bien relever du patrimoine naturel qu’avoir été créés par l’homme. La notion de communs peut aussi bien recouvrir des dons de la nature, comme l’eau ou la terre, que des biens partagés et des œuvres de création, comme des artefacts culturels ou de savoir.
À mesure que le P2P se déplace de la périphérie du système socio-économique vers son centre, il transforme aussi les autres types de relations au sein de ce système, comme les dynamiques de marché, les dynamiques étatiques et les dynamiques de réciprocité. Ces dynamiques elles-mêmes peuvent gagner en efficacité et tirer avantage de l’utilisation des communs. Grâce notamment à l’émergence de technologies P2P basées sur Internet, les relations pair à pair peuvent même être efficacement mises en œuvre à l’échelle globale. Ainsi, des types de dynamiques propres à des petits groupes peuvent désormais se développer à très grande échelle.
L’émergence du pair à pair
Depuis que Marx a vu dans les usines de Manchester l’incarnation de la nouvelle société capitaliste, notre vie sociale n’a plus connu de transformation profonde de ses fondamentaux. Alors que le capitalisme est confronté à une série de crises structurelles, une nouvelle dynamique sociale, politique et économique émerge : le pair à pair.
Qu’est-ce donc que le pair à pair ? Pourquoi joue-t-il un rôle important dans la construction d’un avenir centré sur les biens communs ? Et comment parvenir à construire effectivement cet avenir ? Telles sont les questions auxquelles nous tenons d’apporter une réponse, en ouvrant entre eux quatre traits fondamentaux des relations de production et d’échange émergentes que nous appelons « pair à pair » ou P2P :
– le P2P est un type de relations sociales au sein de réseaux humains ;
– le P2P est aussi une infrastructure technologique qui rend possibles la généralisation et le développement de ces relations à grande échelle ;
– le P2P rend donc possible un nouveau mode de production et d’échange ;
– le P2P crée un potentiel de transition vers une économie générative vis-à-vis des gens et de la nature.
Nous sommes persuadés que ces quatre traits vont changer profondément la société humaine. Ils ouvrent une fenêtre d’opportunité pour une transition vers une économie associant équité, durabilité et ouverture. Par équité, nous entendons une distribution plus juste de la valeur créée socialement. La durabilité renvoie à des modes de création de valeur compatibles avec un environnement naturel florissant. Enfin, la notion d’ouverture se réfère au partage du savoir productif vital, voire des ressources matérielles.
Dans l’idéal, le P2P désigne des systèmes au sein desquelles n’importe quel être humain peut contribuer à la création et à l’entretien d’une ressource partagée, tout en bénéficiant de celle-ci. Ces systèmes se caractérisent par leur grande diversité : cela va de l’encyclopédie libre Wikipédia jusqu’aux projets de logiciels libres et ouverts, des communautés de design et de matériel ouverts, jusqu’aux initiatives de relocalisation et aux monnaies locales.
Les technologies P2P sont-elles bonnes ou mauvaises ?
Notre thèse n’est pas qu’une technologie particulière mènera inévitablement à un État social déterminé. Nous reconnaissons néanmoins le rôle clé joué par les technologies dans l’évolution de la société, les nouvelles possibilités qu’elles ouvrent dès lors que certains groupes humains les utilisent avec succès. Différentes forces sociales investissent ces possibilités et tentent de les tourner à leur avantage en luttant pour tirer profit de leur utilisation. La meilleure manière d’appréhender la technologie est donc de la considérer comme un enjeu de lutte sociale, et non comme un déterminisme qui ne peut mener qu’à un seul avenir possible.
En revanche, lorsque des groupes sociaux s’approprient une technologie particulière pour leurs propres fins, cela peut effectivement mener à des changements réels dans nos systèmes sociaux, politiques, économiques. Par exemple, l’invention de la presse à imprimer, associée à d’autres inventions, a joué un rôle majeur dans l’évolution de la société européenne.
Ce qui nous intéresse est la manière dont les gens peuvent utiliser des technologies en réseau pour leurs propres fins et, ce faisant, changer la société pour le meilleur, au regard des trois critères que sont l’équité, la durabilité et l’ouverture. Si, dans le même élan, nous parvenons à dépasser le modèle extractif et exploiteur du capitalisme global, au profit d’un système de création et d’échange de valeur, fondé sur les communs, il en résultera un changement profond de la nature même de notre civilisation.
La disponibilité croissante de la technologie rend possible non seulement une communication « de beaucoup a beaucoup » en permettant à un nombre grandissant d’humains de communiquer selon des modalités qu’il n’était pas possible auparavant ; elle permet aussi qu’ils s’auto-organisent et créent ensemble de la valeur. Les technologies numériques « de beaucoup a beaucoup » facilitent non seulement l’auto-organisation de masse à l’échelle globale, mais aussi le développement de nouveaux modes de production, d’un nouveau mode d’échange et de nouveaux types de relations de production, en dehors de l’emprise conjointe de l’État et du marché.
Internet crée une opportunité de transformation sociale. Dans le passé, avec les technologies pré-numériques, les coûts exponentiels d’un passage à grande échelle en termes de communication, de coordination et de coûts de transaction, rendaient les hiérarchies et les marchés indispensables. Des sociétés humaines qui ont monté en puissance grâce à l’adoption de structures hiérarchiques ou de marché ont obtenu un avantage compétitif qui leur aura permis de triompher de leurs rivales rester à l’étape tribal. Mais il est désormais possible de développer des projets à grande échelle grâce à de nouveaux mécanismes de coordination qui permettent de rester dans une dynamique de petits groupes à l’échelle globale. Il devient donc possible de combiner des structures plus horizontales tout en opérant de manière efficace à grande échelle. Ce qui n’avait jamais été le cas auparavant.