Récommune

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La « Récommune » comme nouveau cadre de l’action collective

Source : Ce que l’on apprend sur les Communs en lisant Frédéric Lordon

28 juin 2016 - Qalimaq - LICENCE CC0


Après avoir dressé ces constats sur fond de concepts spinoziens, Lordon esquisse plusieurs voies en vue du dépassement du capitalisme et des phénomènes de capture qu’il déchaîne. Or dans un des derniers chapitres du livre intitué « Alors le (ré)communisme ! », il revient au problème central qu’entendait traiter son ouvrage, au-delà du cas particulier des rapports de salariat dans le capitalisme : comment faire en sorte d’organiser l’action collective pour éviter que l’un ne s’attribue les mérites de l’action conjuguée des individus qu’il a enrôlé selon son désir ?

Or pour Lordon, le communisme (originel, pas dans sa mise en oeuvre soviétique) a déjà fourni une réponse, insistant sur la nécessité de mettre en place une démocratie radicale :

  • La réponse communiste à la question générale de l’entreprise commence donc par ceci : des hommes veulent faire quelque chose ensemble ? Ils doivent le faire sous une forme politique égalitaire. Politique est la qualité de toute situation d’interaction ou de composition de puissances. Or la position communiste pourrait être génériquement définie par l’idée qu’en toute situation méritant la qualité de politique, l’égalité doit prévaloir principiellement. Principiellement ne veut cependant pas dire absolument puisqu’il est certain que les individus ne sont pas égaux en puissance dans la réalisation des choses (…) Quelle forme d’égalité réaliser sous le legs de la division du travail ? – et notamment du plus pesant de ses héritages, à savoir la séparation princeps de la « conception » et de « l’exécution » ? (…) Égaux cependant, les individus pourraient l’être, et très vite dans l’ordre de la réflexivité collective, c’est-à-dire comme pleins associés d’un destin réalisateur commun.

Et Lordon de proposer que les entreprises soient réorganisées selon ce principe de démocratie radicale, qui est actuellement l’exact opposé de leur mode de fonctionnement actuel, le droit de propriété des moyens de production bénéficiant au capital lui assurant la maîtrise du pouvoir de décision sur le destin de l’entreprise, avec la capacité d’en exclure les salariés. Une entreprise qui renverserait ces principes pourrait prendre le nom de récommune, selon un nouveau concept proposé par Frédéric Lordon :

  • (…) on peut alors donner à l’entreprise générale le nom de récommune, res communa décalquée de la res publica, chose simplement commune puisqu’elle est plus étroite en nombre et en finalités, mais enclave de vie partagée susceptible comme telle d’être organisée selon le même principe que la république idéale : la démocratie radicale

Dans une entreprise restructurée en une récommune, les salariés auraient par définition un droit d’être associés, sur le mode de la délibération collective, à toute décision les concernant :

  • Puisque c’est une part de leur vie qu’ils mettent en commun dans une entreprise, ses membres ne sortent du rapport d’enrôlement (…) qu’en partageant, au-delà de l’objet, l’entière maîtrise des conditions de la poursuite collective de l’objet, et finalement en affirmant le droit irréfragable d’être pleinement associés à ce qui les concerne. Ce que l’entreprise doit fabriquer, en quelle quantité, à quelle cadence, avec quel volume d’emploi et quelle structure de rémunération, sous quelle clé de réaffectation des surplus, comment elle accommodera les variations de son environnement : aucune de ces choses ne peut par principe échapper à la délibération commune puisqu’elles ont toutes des conséquences communes (…) Si le rapport salarial désigne le rapport d’enrôlement par lequel des individus sont déterminés à apporter, contre argent, leur puissance d’agir à un désir-maître, et au prix d’une dépossession de tout pouvoir de participation à la direction des (de leurs) affaires, alors la récommune en réalise l’abolition pure et simple.

Avec ces propositions, le livre de Lordon se reconnecte à la notion de Commun, déjà par le champ lexical employé – la récommune étant chose commune -, mais aussi sur le plan des principes. Car c’est une des caractéristiques de la renaissance théorique actuelle des communs d’insister depuis Ostrom sur l’importance de la structure de gouvernance au sein des communautés gérant des Communs. Le courant de l’ESS (Economie Sociale et Solidaire) permet déjà – dans une mesure variable selon les formules – aux salariés de participer à la gouvernance des entreprises coopératives. Et je vous recommande de visionner le documentaire « Le bonheur au travail » qui montre des expériences conduites dans des entreprises et des administrations pour donner voix au chapitre aux salariés sur les choix collectifs (avec cependant toujours le risque que ces expériences dégénèrent à nouveau en méthode sophistiquée de colinéarisation des désirs des salariés sur le désir-maître du patron).

Mais c’est sans doute du côté des Communs que l’on trouve le plus « d’entreprises » (au sens de projets collectifs d’action) qui vise l’application de la démocratie radicale. Beaucoup de groupes assurant la gestion d’un Commun, qu’ils soient naturels, numériques ou urbains, s’efforcent de viser une participation de tous leurs membres aux prises de décision du groupe. En ce sens, les Communs constituent sans doute un des laboratoires ouverts pour préparer l’avènement de ce que Lordon appelle Récommune.

Par ailleurs, il rejoint avec ces pistes d’autres penseurs qui proposent aussi de restructurer les entreprises comme des Communs. C’est le cas par exemple de Pierre Dardot et Christian Laval dans leur ouvrage « Commun : essai sur la révolution au 21ème siècle » dans un des chapitres conclusifs du livre intitulé « Il faut instituer l’entreprise commune » :

  • Libérer le travail de l’emprise du capital ne sera possible que si l’entreprise devient une institution de la société démocratique et ne reste plus un îlot d’autocratie patronale et actionnariale (…) Il ne suffit pas « d’enrichir les tâches » ou de « consulter » de temps en temps les salariés sur leurs conditions de travail. Il faut qu’ils prennent part à l’élaboration des règles et des décisions qui les affectent. S’il importe de continuer à se battre sur les normes d’emploi, il convient aussi de se donner pour objectif la forme politique démocratique qui correspond au contenu coopératif et à la finalité sociale de toute activité de travail, aussi bien dans l’entreprise capitaliste que dans les services publics ou le monde associatif. Instituer le commun dans le domaine de la production implique que l’entreprise, libérée de la domination du capital, devienne une institution démocratique. C’est même d’ailleurs la condition pour que les salariés puissent réorganiser le travail sur des bases explicitement coopératives.

On le voit, les positions de Lordon sont très proches sur ce point de celles de Dardot et Laval. Finalement, comme le suggèrent ces derniers, ce sont toutes les structures collectives qui peuvent être transformées en Commun (ou en Récommune) : entreprises, mais aussi administrations et associations. Il leur faut pour cela appliquer des principes de gouvernance démocratique, ouverte et partagée par leurs membres. C’est cette pratique de mise en commun liée à l’activité des hommes qui, chez Dardot et Laval, mais aussi chez Lordon, permet « l’institution de la société par elle-même » et peut provoquer à terme une révolution.


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